Joseph Kabila en a assez de ce qu’il considère comme de l’interventionnisme belge dans les affaires du Congo. Il parle d’humiliation du peuple congolais à travers ses dirigeants. Vous avez déjà connu des moments de froid avec la Belgique lorsque Karel De Gucht était ministre des Affaires étrangères. L’histoire est-elle appelée à se répéter ?
Pour mieux comprendre les relations entre la Belgique et le Congo, il faut remonter à 1960. C’est alors que le Congo a perdu son Premier ministre, Patrice Lumumba, assassiné en 1961. La Belgique était très impliquée dans la disparition de Lumumba. Ensuite, on a fait du maréchal Mobutu l’homme fort du Congo, mais même avec lui, il y avait des frictions, des hauts et des bas. Avec le Mzee, mon père, c’était pareil. Lorsque Karel De Gucht est venu ici, je lui ai dit que je considérais que, sur le plan politique, il était finalement un petit raciste. Et moi, je n’aime pas les racistes. D’accord, de tels propos n’étaient pas diplomatiques mais c’était la vérité. Le problème avec les Belges, c’est ce que j’appelle l’état d’esprit. Il y a des gens qui, en Belgique, croient que le Congo est encore une colonie, que les Belges doivent toujours avoir de l’ascendant sur les Congolais. Cela fonctionnait peut-être avec nos pères – qui ne sont plus là – mais avec nous, les enfants de ceux qui ont combattu le colonialisme dans ce pays, c’est inadmissible, cela ne marche pas. Le peuple congolais n’acceptera jamais. Certes, les Belges peuvent recruter dix, vingt Congolais pour qu’ils soient leurs pions, mais ils n’auront pas le soutien des autres. Vous me donnez l’occasion de le dire : ce qui ne va pas avec les Belges, c’est ce que j’appelle une certaine animosité vis-à-vis de notre peuple, cette tendance qu’ils ont d’humilier le peuple congolais à travers ses dirigeants. Et cela, nous ne l’accepterons plus jamais. Qu’est-ce qui nous divise avec la Belgique ? Je considère que nous sommes des hommes libres, que le Congo est un pays indépendant et que nous n’avons pas de comptes à rendre à un ministre des Affaires étrangères qui se trouve en Belgique.
Vous a-t-il jamais demandé des comptes ?
Directement ou indirectement ; il disait, entre autres, que M. Kabila doit se prononcer à propos des élections. A cela, je répondais : « Mais cela ne vous regarde pas, ce ne sont pas vos affaires, occupez-vous de vos problèmes chez vous et nous allons nous occuper de notre peuple, de notre pays. Ne vous ingérez pas dans la politique interne du Congo. » Il n’appartient pas à la Belgique de faire le choix des dirigeants de ce pays, d’inviter des opposants à Genval, de leur offrir des chocolats… Cela ne m’a pas choqué, non, mais surpris, oui : ce sont des tendances néo-colonialistes. Si on ne peut pas accepter cela de la Chine, de la Russie ou des Américains, on ne l’acceptera pas non plus des Belges… Inviter ainsi des gens à Bruxelles, à Genève et ailleurs, c’est une façon d’essayer d’imposer des dirigeants à ce pays alors que c’est à notre peuple qu’il appartient de choisir, que cela dépend de lui.
La maison Schengen reste fermée. C’est tout de même une mesure qui frappe en premier lieu les Congolais eux-mêmes…
Ils peuvent aussi aller ailleurs dans le monde, il y a plus de 150 pays où ils pourraient aller. Il y a un prix à payer pour tout, y compris pour la dignité. De toute façon, je ne crois pas que cette situation va durer. Il faudra trouver une solution, qui soit en faveur du respect, envers nos deux peuples. Entre le peuple belge et le peuple congolais, il ne peut pas y avoir de problème.
Le temps de tomber le masque
Durant des années, Joseph Kabila s’est avancé masqué. Visage impassible, traits lisses, ne laissant rien paraître de ses pensées et, a fortiori, de ses émotions. Cette fois, alors que l’heure approche où, en principe, il quittera le pouvoir pour confier le Congo à un successeur encore bien mystérieux, il se permet de livrer un visage plus proche de la vérité. Son apparence est désormais celle des « pères de la nation », ces hommes grisonnants aux traits burinés, marqués par l’expérience, qui font le lien entre le présent et les temps de l’indépendance, qui conjuguent à la fois une vision de l’avenir et le souvenir des luttes du passé. Les paroles de Joseph Kabila rappellent en effet les combats de ses prédécesseurs : Patrice Lumumba, assassiné pour avoir osé dire au roi Baudouin que la loi n’était jamais la même selon que l’on soit Blanc ou Noir ; Joseph-Désiré Mobutu, à la veille de tomber en disgrâce, qui assénait à ses visiteurs venus de Belgique qu’il attendait des amis et avait trouvé des comptables et qui avait, même de manière caricaturale, lutté pour l’authenticité. Ce qu’il faut retenir de cette longue interview d’un président, en principe sur le départ, c’est l’exigence de dignité, c’est un souverainisme qui puise ses racines dans les luttes du passé, qui réclame, aujourd’hui comme dans les années 60, le droit au respect.
Mais court aussi, entre les lignes, l’aveu d’un certain échec : le jeune président issu du maquis de Hewa Bora n’a pas réellement réussi à changer la mentalité de ses compatriotes comme l’aurait voulu son père ; la « révolution de la modernité », qui a édifié des gratte-ciels et lancé de nouvelles routes, n’a pas pour autant coïncidé avec une révolution de la moralité. Le « vin nouveau » a ranci dans de vieilles outres et les pratiques du mobutisme, dont la corruption, peut-être héritées du colonisateur, n’ont pas pu être éradiquées.
L’amour du Congo
C’est cela qui explique la déception des jeunes Congolais, si prompts à descendre dans la rue : ils n’ont pas connu Mobutu, mais ils ont grandi avec les promesses de Joseph Kabila et nombre d’entre eux ont le sentiment de se retrouver les mains vides, face à l’arrogance des hommes de pouvoir et la sophistication des services de sécurité qui ont affiné leurs méthodes et leurs manipulations… Sans oublier l’obsession de l’argent, qui manque si cruellement à la plupart des citoyens et qui est si ostensiblement affiché par d’autres. Et sans négliger la violence qui rode toujours, violence armée à Beni et ailleurs, violence subtile de la répression et des trop nombreux « accidents ». Ce que l’on devine aussi, à travers les propos du président sortant, c’est qu’il n’a pas pris congé de son pays, loin s’en faut. L’ancien exilé aime toujours le Congo, il a bien l’intention d’y vivre, d’y travailler, d’y exercer son mandat de sénateur de droit et il serait surprenant qu’il prenne réellement congé de la politique. Sans oublier le fait que, militaire dans l’âme, il demeure en réserve de l’armée, et qu’à bon entendeur salut…
Il est trop tôt, trop imprudent de tirer le véritable bilan du règne de Joseph Kabila : en ces temps de campagne électorale, les passions sont portées au vif et il faudra que le passage du temps décante ce qui restera réellement de son œuvre. Mais si les élections se déroulent dans des conditions acceptables, si un passage de pouvoir pacifique peut s’opérer, malgré le scepticisme de la communauté internationale, cela représentera déjà une grande avancée qui sera portée au crédit de celui qui a su honorer sa parole. Ne reste qu’à croiser les doigts.
«L’armée, c’est un chantier qui se poursuit»
Les réformes ont commencé, dit le président. Mais les militaires ont encore de nombreux défis et besoins devant eux. Rajeunie, modernisée, l’armée a été réorganisée. Etes-vous satisfait de cette réorganisation ?
L’armée est au service de notre peuple et elle est sous le contrôle des institutions. Plusieurs lois de réforme de la police et de l’armée ont été adoptées, les équipements ont été modernisés : le travail de réformes va se poursuivre et, aujourd’hui déjà, l’armée n’est plus ce qu’elle était quand nous avons été bousculés par différentes rébellions. Cette armée va monter en puissance… Nous avons tenu à faire ce travail nous-mêmes, seuls, avec l’appui de quelques partenaires. Mais au fur et à mesure, ces derniers sont en train de se désengager et ce sont nos officiers qui sont chargés de la formation… Nous serons aussi obligés d’avoir une industrie de la défense. Fabrication de tenues, bottines, mais aussi engins, véhicules de combat, de blindés : tel est notre plan à moyen terme. Certes, il y a encore quelques cas d’indiscipline mais, dans l’ensemble, je peux le dire, notre armée est maîtrisée, disciplinée, les abus sont sanctionnés.
Voici quinze ans vous avez dû intégrer au sein des forces armées divers groupes rebelles. Aujourd’hui, avez-vous réussi à lutter contre l’impunité ?
Je crois que la justice militaire fonctionne même mieux que la justice classique ; des généraux ont été jugés, condamnés et mis en prison ! Si nous avons pu mettre fin aux violences faites aux femmes à 90 %, c’est en grande partie grâce à la justice militaire. L’armée, c’est un chantier qui se poursuit. Il y a un travail à faire en amont et en aval dans le domaine des droits de l’homme et de la femme ; il faut travailler aussi sur le plan mental. C’est aussi une armée qui continue à être en opérations dans des situations difficiles, à opérer sur la ligne de front, entre autres en Ituri. Notre armée va aussi devoir s’adapter aux nouvelles tactiques de ceux qu’elle doit affronter sur le terrain…
«Je n’ai pas le temps de répondre à ce qui fait partie de la désinformation»
Pour le président congolais, les mensonges font partie de toute une stratégie de communication, ils sont mis en place pour l’abattre. Mais, ajoute-t-il, le peuple congolais est mature et sait à quoi s’en tenir. Le patron de la Gecamines dénonce les dénigrements qui ont visé sa société. Avez-vous, personnellement, été victime de telles calomnies ?
Certainement, mais je n’ai jamais répondu pour une simple raison : j’ai des choses beaucoup plus importantes à faire que m’occuper de cette fabrication de mensonges. Je dois veiller à la sécurité de mon pays, à son développement. Ces mensonges font partie de toute une stratégie de communication, ils sont mis en place pour abattre M. Kabila, pour orienter nos choix. Je remercie notre population qui a fait preuve de maturité politique et a conclu que ce ne sont là que des ragots. Faut-il consacrer son temps, ses moyens, à traduire en justice tous ceux qui nous critiquent injustement ? Souvenez-vous du président Mobutu : on disait que sa fortune dépassait les 14 milliards de dollars, plus que la dette du pays… Arrivés à Kinshasa, nous avons cherché en vain ces 14 milliards… Peut-être étaient-ils dans les banques suisses ? Lorsque la présidente de la Confédération helvétique est venue ici, elle nous a dit que, sur les comptes, il n’y avait que 3 ou 4 millions de dollars…
Aujourd’hui, on dit que, vous-même, vous êtes plus riche que le maréchal Mobutu…
Vous croyez vraiment qu’un homme plus riche que le maréchal peut travailler dans un bureau pareil ? Je n’ai pas le temps de répondre à ce qui fait partie de la désinformation. Des fake news. Ces histoires émanent d’officines basées à Paris, Bruxelles, New York…
Il y a aussi des témoignages qui viennent du terrain, des injustices sont révélées par des nationaux, comme le cas de ces villageois expropriés à Mborero, le long du lac Kivu. Une école catholique y a même été détruite. Et tout cela pour construire un hôtel…
A ma connaissance, l’école est toujours là… Des conflits entre voisins, pour des parcelles, cela peut exister, mais il ne faut pas en faire une affaire internationale. L’essentiel, c’est que l’on recherche des solutions pour continuer à vivre ensemble.
«Le Congo ne représente pas un nouveau front mais une cible des terroristes»
Pour Joseph Kabila, la menace est réelle et exige une très bonne coopération des services de sécurité de la région.
Dans la région de Beni, l’armée est-elle confrontée à des attaques qualifiées de terroriste ?
« Qualifiées » ? Mais c’est bien de terroristes qu’il s’agit ! Nos amis en Occident devraient se réveiller : c’est en 2012 déjà que j’ai commencé à parler du terrorisme des ADF (Allied Democratic Forces, rebelles d’origine ougandaise opérant dans la région du Ruwenzori, NDLR). A l’époque, je disais aux chefs d’Etat que ces ADF étaient les mêmes que les « shebabs » de Somalie, que Boko Haram en Afrique de l’Ouest, que l’Etat islamique lui-même… Aujourd’hui, les Ougandais s’agitent, mais aussi les Tanzaniens. Voici une semaine, à Cabo Delgado, au Mozambique, des inconnus ont égorgé des civils, brûlé les maisons avant de prendre la fuite. De la même manière qu’à Beni, où on a arrêté des groupes radicaux dans lesquels se trouvaient des Somaliens, des Kényans, des Ougandais, des Mozambicains… Cette menace inédite exige une très bonne coopération des services de sécurité de la région. Il ne s’agit plus d’une guerre classique mais de groupes qui veulent tuer un maximum de gens puis disparaître. Pour nous, c’est un grand défi, une menace pour l’avenir. Les Mai-Mai qui restent, nous sommes capables de les affronter. Par contre, cette menace terroriste requiert une stratégie particulière. Le Congo ne représente pas un nouveau front mais une cible. Des assaillants, arrêtés au Mozambique, ont dit qu’ils avaient été entraînés dans les forêts du Congo !
Du temps du Mzee, votre père, vous étiez déjà militaire. Allez-vous rester lié à l’armée ? Est-ce dans votre ADN ?
Mon ADN ? Je ne dirais pas. J’ai beaucoup de camarades qui sont devenus aujourd’hui de très bons officiers et je les encourage à continuer à encadrer les jeunes en formation. Evidemment, en cas de besoin, je suis dans ce qu’on appelle la réserve…
Vous êtes trop jeune pour être mis à la retraite…
La retraite, non, j’ai bien dit la réserve. En cas de besoin, on peut toujours faire appel à nous, à moi, pour servir la nation.
Par Colette Braeckman